Avis d’expert

rédigé par Marion CHIRAT

Mai 2024


Utilisation massive des biosourcés dans la construction… pourquoi la transformation des mentalités est-elle si longue ?

Voilà plus de 12 ans que nous travaillons pour le développement des matériaux biosourcés dans le bâtiment dont bientôt 9 ans au sein de Karibati. Et si nous observons que la filière des matériaux biosourcés s’est fortement développée au cours de cette dernière décennie (augmentation des parts des marchés pour les industriels de l’isolation, nombre de bâtiment construits en paille ayant quintuplé, etc…) en revanche, nous constatons encore et toujours les mêmes idées reçues et la même frilosité empêchant les changements de pratique de manière plus massive.

Récemment, une de nos collaboratrices nous racontait qu’en réunion, un promoteur avait cité « les trois petits cochons » comme argument imparable au fait qu’il ne faut pas construire en bois et en paille mais privilégier notre bonne vieille brique en terre cuite.

Une autre fois, le directeur technique d’un groupe immobilier s’était exclamé après la présentation de notre entreprise « plus de 10 ans que vous travaillez sur ce sujet, mais cela fait si longtemps que les biosourcés existent ? » …euh mon bon monsieur les produits biosourcés pour la construction existent depuis des milliers d’année en l’occurrence !

Cela nous fait conclure que :

  1. Les contes que l’on nous lit étant enfant ont un impact sur notre vie entière (et quand on réfléchit à la morale de la plupart des contes traditionnels cela donne à réfléchir…) ;

  2. Ce qui nous parait évident ne l’est pas pour tout le monde ;

  3. Il va falloir encore beaucoup de patience pour que ce marché des produits biosourcés se développe à son plein potentiel ;

Nous vous soumettons ainsi quelques règles faciles à adopter pour enfin vous convaincre.

Pourquoi les pratiques n’évoluent pas alors que les solutions semblent simples et évidentes ?

Un soir en rentrant de déplacement, en parcourant la sélection de contenu du TGV inoui, dans la section documentaire, je tombe sur un titre qui m’accroche rapidement « Climat, mon cerveau fait l’autruche ». Cela me rappelle le livre de Sébastien Bohler  « Le bug humain », j’ai envie d’en savoir plus.

En effet, dans l’absolu, la question du réchauffement climatique est un problème simple à résoudre : le dérèglement climatique est la conséquence directe d’une émission trop importante de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. La solution est donc de diminuer nos émissions de GES. Pourquoi ne le fait-on pas ? Pourquoi n’arrêtons nous pas toutes les activités qui ne répondent pas à des besoins fondamentaux et qui sont émettrices de GES ?

En fait le documentaire n’a pas exactement à voir avec le livre de Sébastien Bohler. Il traite de différents biais cognitifs et phénomènes sociologiques pouvant expliquer la difficulté de l’humain à opérer des changements nécessaires vis-à-vis des nombreuses alertes que nous avons sur le réchauffement climatique et ses potentiels effets.

Et cela fait « tilt » , le difficile passage à l’utilisation des biosourcés par les acteurs de la construction peut sans doute être expliqué en partie par les mêmes phénomènes. Aussi, au-delà de notre seule volonté propre, des biais cognitifs agissent contre notre subjectivité. Nous en expliquons trois ci-après.

Dans le « Bug Humain » paru en 2019, Sébastien Bohler, explique par le prisme des dernières découvertes en neurosciences pourquoi l’humain a du mal à appréhender l’urgence climatique. Ainsi notre cerveau, façonné par des siècles d’évolution pour la survie dans des environnements très différents serait mal adapté aux changements rapides et complexes de la société moderne. Un des points évoqués dans ce livre est le rôle de la dopamine (neurotransmetteur essentiel impliqué dans la régulation de divers processus neurologiques) qui est surstimulé par exemple par l’accès constant à une surabondance d’informations. Il propose des pistes pour mieux comprendre et surmonter ces failles :  prise de conscience de nos propres biais cognitifs, limitation de notre exposition à des stimuli addictifs, pratique d’activités favorisant une libération équilibrée de dopamine :  exercice physique, créativité et interactions sociales enrichissantes.

Et si on était trop optimiste ?

Dans la construction, on observe souvent une frilosité à court terme pour la réalisation de projet intégrant des matériaux biosourcés et géosourcés. Un des freins le plus souvent cité est le coût : matériaux trop chers, plus difficiles à mettre en œuvre, moins durables, etc… entraineront forcément un bilan économique de projet bien plus élevé (et tous ces arguments sont souvent des « idées reçues » comme vous le verrez dans le second paragraphe). Mais des chercheurs et des économistes sont en train de montrer que si l’on n’agit pas maintenant, si nous ne construisons pas bas-carbone, les coûts des adaptations aux effets du réchauffement climatique seront faramineux. Ce que l’on n’investit pas aujourd’hui pour lutter contre le réchauffement climatique sera à investir au double voir plus lorsqu’il s’agira de s’adapter (voir étude mené par l’I4CE[1] ).

Tout cela est potentiellement dû au biais d’optimisme, biais cognitif qui amène une personne à croire qu'elle est moins exposée à un événement négatif que d'autres personnes. Un certain nombre de recherches ont mis en évidence une tendance chez l'être humain à prévoir des événements plus positifs que négatifs.

Le biais d’optimisme fait que l’on aura toujours tendance à imaginer les hypothèses les plus favorable pour le futur même sur la problématique du dérèglement climatique (ex : la technologie nous sauvera !).

Une des manières de contourner ce biais est l’obligation. Ainsi, la nouvelle réglementation RE2020 en vigueur depuis janvier 2022 permet d’accélérer le changement en proposant des seuils d’émissions carbones à ne pas dépasser pour la construction de bâtiment neuf. Pour atteindre ces seuils de plus en plus ambitieux jusqu’en 2035, l’utilisation des matériaux bois et biosourcés devient incontournable.

Et si l’on cherchait constamment à valider nos craintes ?

Dans notre métier, l'adoption de matériaux non conventionnels comme les matériaux biosourcés peut être perçue comme risquée ou coûteuse. Si une information vient confirmer ces points, ces idées « reçues » vont alors se confirmer et être validées par les cerveaux les plus sceptiques. Il s’agit là du biais de confirmation qui peut freiner l’intégration des matériaux dans les projets de construction.

C’est un mécanisme cognitif qui consiste à accorder une plus grande attention et plus de poids aux informations qui confirment nos croyances ou nos hypothèses préexistantes, tout en ignorant ou en sous-estimant les informations qui les contredisent. En d'autres termes, les individus ont souvent tendance à rechercher, interpréter et rappeler sélectivement les informations qui soutiennent leurs convictions, renforçant ainsi leurs propres opinions. Ce biais peut influencer la manière dont nous traitons l'information, prenons des décisions et formons des jugements. Dans un système économique concurrentiel ces idées « reçues » sont entretenues, il y en aura donc toujours.

La reconnaissance du biais de confirmation est importante dans la prise de décision rationnelle et le processus de pensée critique. Il est essentiel de s'efforcer d'analyser de manière objective les informations, d'accepter des opinions divergentes et de remettre en question ses propres convictions afin de minimiser l'impact de ce biais . Ainsi il s’agit de se former et de s’informer via différentes sources mais surtout d’être plus critique vis-à-vis des informations que nous recevons (qui me donne l’information, sur quel support est-elle présentée, dans quel but, qui paye l’étude que je lis, etc…).

Les produits biosourcés recouvrent aujourd’hui des centaines de produits et de nombreuses fonctions dans le bâtiment. Il ne faut donc pas généraliser les informations que l’on reçoit pour cette grande famille de matériaux. Certains matériaux sont chers, mais d’autres sont aussi moins cher que des équivalents conventionnels. Certains sont faciles à mettre en œuvre et d’autres nécessiteront des professionnels formés. Certains existent depuis quelques décennies et sont donc bien encadrés , d’autres sont plus récent et relèvent donc de dispositifs liés à l’innovation. Etc..

Source : https://amaninthearena.com/biais-de-confirmation/

« L’être humain est le meilleur pour interpréter toute nouvelle information de façon à ce que ses conclusions précédentes restent inchangées. »
— Warren Buffet

Et si on attendait que les autres agissent à notre place ?

Dans le domaine de la construction nous attendons que les normes et les règles avancent, que les matériaux soient plus encadrés, nous nous persuadons qu’ils sont plus difficiles à mettre en œuvre et nous préférons donc parfois qu’un autre fasse le pas en premier et prenne le « risque » de les utiliser avant nous .

Nous sommes peut-être en train d’expérimenter l’« effet témoin » dit aussi « effet spectateur ». Ce phénomène psychosocial a été mis en évidence[2] dans les situations d'urgence pour lesquelles le comportement d’aide d'un sujet est inhibé par la simple présence d'autres personnes sur les lieux. Ainsi la probabilité de secourir une personne en détresse est plus élevée lorsque l’intervenant se trouve seul que lorsqu’il se trouve en présence d’une ou de plusieurs personnes. La probabilité d’action est donc inversement proportionnelle au nombre de témoins présents.

Ce phénomène contre-intuitif s’explique par trois processus psychologiques susceptibles d’entraver le cheminement d’étapes qui mènent à la décision d’intervenir. Ces obstacles sont liés aux perceptions, aux attitudes et aux normes sociales :

-        La dilution de la responsabilité : Pourquoi est-ce à moi d’agir plutôt qu’à un autre ?

-        L’appréhension de l’évaluation : De quoi vais-je avoir l’air si je me trompe ?

-        L’influence sociale : Que font les autres ?

Cet effet démontre la difficulté de passer à l’action. Nous sommes souvent attentistes et espérons que la solution viendra des autres. Mais une fois cet effet reconnu il est plus facile de se mettre en action.

La plupart des biais cités ci-avant peuvent être contournés une fois qu’on les connait. En lisant cet article et en prenant conscience de ces mécanismes cognitifs vous avez donc déjà fait un premier pas pour vous requestionner sur votre propre opinion et vérifier les réelles raisons qui vous retiennent à utiliser plus massivement les matériaux biosourcés dans vos projets (ou peut-être étiez vous déjà convaincus et vous venez donc de renforcer vos croyances par le biais de confirmation !). Pour certains autres, l’obligation via la réglementation sera la seule solution si l’auto-régulation n’est pas possible[3]. Une politique forte en matière de climat est donc nécessaire.

De notre côté nous continuerons encore longtemps la sensibilisation et le partage des connaissances sur les avantages des matériaux biosourcés et géosourcés afin que l’ensemble des acteurs du secteur de la construction contourne peu à peu leurs biais cognitifs.

Pour en savoir plus

Documentaire «  Climat : mon cerveau fait l’autruche », Réalisation : Raphaël Hitier et Sylvie Deleule, Production : ARTE France, Un Film à la patte :  Regarder Climat : mon cerveau fait l'autruche en VOD sur ARTE Boutique

Sur les biais cognitifs : Liste des biais cognitifs - Origine, explication, exemple (biais-cognitif.com)

Sur le biais de confirmation : Microsoft Word - Biais de confirmation-atelier JIP.docx (universite-paris-saclay.fr)

[1] Quels coûts de l’adaptation ? Anticiper les effets d’un réchauffement de +4°C - I4CE 

[2] Mis en évidence en 1968 par des recherches menés par John Darley et Bibb Latané suite au meurtre de Kitty Genovese aux Etats-Unis ;

[3] La réglementation a par exemple permis de réduire drastiquement la conduite en état d’ivresse ou le fait de fumer dans les endroits publics . Ce qui paraît aujourd’hui complétement logique et évident ne l’était pas il y a 15 ou 30 ans. L’obligation de changement s’est faite via la loi.

#Mots-clés

biais cognitifs, matériaux biosourcés, perception , influence, mécanismes, jugement, informations, bas-carbone, construire autrement